20 novembre 2016

30-07-16 Bridge of Spies


Le cas Spielberg

ou
La dictature des nouveaux cinéphiles


Je ne lis plus la presse spécialisée mais je consomme beaucoup de vidéo sur YouTube. Et à force de constater qu’aujourd’hui, légion de cinéphiles auto-proclamés confondent esthétisme et marketing, je me décide à écrire cet article pour réagir à une vulgarisation en masse de la pensée cinéphile.

Les «ciné-fils», ceux-là même qui ont grandi durant l’âge d’or des Studios états-uniens et qui, une fois adulte, passé de «public» au statut de «spectateur», ont su faire évoluer le paradigme «cinéma=spectacle» vers la politique des auteurs. Le premier effet, très positif, de cette progression de la pensée fut d’ouvrir les spectateurs à d’autres cinématographies du monde, en provenance d’Italie, de Russie ou bien plus largement d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique. Le second effet, qui est un (mauvais) contrecoup, induit la notion de moral et de responsabilité dans la fabrication des images. Dès lors, et c’est la raison d’être de ceux qui prolongent l’expérience d’un film par l’écriture de leur ressenti : il faut «critiquer», définir le «bon» et le «mauvais», s’inscrire dans une ligne éditoriale.

En France, des Youtubers comme Durandal, InthePanda ou encore le Fossoyeur de film sont les précurseurs de cette nouvelle cinéphilie. Ils sont capable de reconnaître le «naming» publicitaire dans l’association entre les noms StarWars et J.J. Abrahams mais restent persuadés que le cinéaste embarque avec lui un «savoir-faire» qui autorise le cinéphile à faire entrer le nouveau StarWars dans la respectabilité d’un cinéma mainstream, même si la formule reste, en toute conscience, une formule de marketing. Abrahams + Disney = rénovation de façade. Ils sont également capables de reconnaître des systèmes cohérents, souvent des exceptions qui confirme la règle. Ils parleront du cinéma de Brian DePalma et expliqueront que le rapprochement entre Outrage et Redacted produit un sens plus grand. Ils éviteront soigneusement de parler de Passion, le tout dernier DePalma, parce qu’ils ne trouveront plus cela très cohérent dans ce système filmographique.

Nous voici donc à l’ultra pointe de la fameuse «politique des auteurs», lorsque celle-ci est récupérée, digérée, transformée par des années de procédures publicitaires. Nous voici donc dans la dictature du «naming», technique marketing qui consiste à renommer les stades ou les salles de concert par le nom de consortium d’entreprises. On ne s’intéresse plus au Pont des Espions, mais on dira plutôt : «as-tu vu le dernier Spielberg ?». Des cinéastes comme David Cronenberg ou Bruno Dumont ont une ombres-portée immense qui finit par cacher leur film. Il n’y a plus aucune chance pour les films d’être pris pour ce qu’ils sont individuellement. Il n’y a plus que des individus qui en ont les commandes. On dira « as-tu vu le nouveau film de Nicolas Winding Refn ? », persuadé que c’est génial et que si le sens nous échappe, il est probablement caché dans un système de films appelé «filmographie».

D’ailleurs, j’ai déjà un temps de retard : on ne collectionne plus des films, pour certain, mais des coffrets de films retraçant les trajectoires de cinéaste carriériste. On ne dit plus «c’est bien» ou «c’est nul», mais on se référera plutôt au succès d’estime sous forme de score, aussi bien financier que public, avec des taux en pourcentage comme ceux de «metacritic» ou des note sur dix avec le système IMDB. A l’heure du «tout Disney», la rentabilité est également revenu au premier plan dans la construction de la respectabilité d’un film. A quoi bon en parler sur Youtube si personne ne l’a vu ?

Spielberg, depuis la politique des auteurs (Truffaut dans « Rencontre du troisième type ») jusqu’à Abrahams, la relève «officiel», synthétise toute cette histoire de la nouvelle cinéphilie. D’ailleurs, pour faire un court aparté, je me pose la question suivante : en quoi choisir Abrahams plutôt que M. Night Shyamalan est-il plus pertinent pour faire suite à Spielberg ? Je pense très sincèrement qu’un mec comme Shyamalan a été dézingué par un système de cinéphile qui n’a pas su voir en lui quelqu’un de plus pertinent qu’un simple «faiseur» de twist et qui a payé, certes, sa mégalomanie et sa prétention (tout faire sur le film, scénario y compris) face à un Abrahams porté au nu et qui ne se verra jamais véritablement reprocher ses incohérences (puisque, de toute façon, son «staff» d’écriture corrige le tir à chaque fois). Pour faire court : chez l’un, les films se suffisent à eux-mêmes, chez l’autre, pris individuellement, ils sont plaisants tout au plus, au pire anecdotiques. Pour moi, Shyamalan s’est fait descendre uniquement sur l’argument du naming.

Pour revenir à Spielberg, la réflexion qui m’a amené jusqu’ici a commencé quelque part au milieu du visionnage du film Lincoln, sorti il n’y a pas si longtemps. Le film menait son train, tambour battant (littéralement), et bien que l’Histoire et ses détails passionnent, arrive un moment où je constate l’absence total de style. Mise-en-scène à l’économie maximale. Pas de trace de signature-type. Le calme plat. Le film se déroule, loin d’être déplaisant, pas mémorable non plus. Et puis je passe à un autre film et très vite, j’oublie Lincoln, perdu dans le flot torrentiel de sortie contemporaine.

Lincoln est donc «un film plaisant tout au plus, au pire anecdotique». Personne n’en parle. Le film est mis sous silence pour ne servir que dans le tout filmographique lorsqu’il faudra parler de Spielberg, en bien. De toute façon, même si le film avait été mauvais, à l’image des Tintin et autres Indiana Jones IV, cela aurait été vite oublié par cette génération popcorn/80’s sous le prétexte, justement, d’une balance dans la filmographie qui pencherait toujours en faveur du culte indépassable, dont on ne questionne plus la pertinence.



Le déclic est venu plus tard, c’est-à-dire tout récemment, lors du visionnage du Pont des Espions : cet absence de style ne serait-il pas, justement, le style le plus aboutie de Spielberg ? Comme un retour à l’âge d’or, à la période dite «classique» des studios. Un retour, pour celui qui est cinéphile lui-même, à l’ancienne école, celle des John Ford, Alfred Hitchcock et autre Frank Capra, l’école du transparent. Ce retour, c’est l’obsession du film. Il y a d’abord James Donovan, le personnage qu’interprète Tom Hanks, avocat commis d’office à la cause d’un espion russe, jugé et condamné par tout un pays à la pendaison. Alors que chaque personnage secondaire essaye de soudoyer l’avocat pour y trouver son compte, Donovan montre qu’il est clairement au-dessus des préoccupations de chacun, voyant plus large. Donovan a le recul nécessaire pour voir la grande image (the Big Picture). Une scène de dialogue forcée avec un agent de la CIA devient un échange sublime qui va complètement dans ce sens. Enfin, la répétition d’une même séquence, en milieu et à la conclusion du métrage, achève de transformer un film qui passerait pour un élément mineur dans une filmographie donnée en un grand film individuel, se suffisant à lui-même. Ces deux séquences consistent à montrer le personnage de Donovan, assis dans un train de banlieue, une première fois traversant le mur de Berlin tout juste sorti de terre, et la seconde fois chez lui, à Brooklyn, pour se rendre à son boulot. Dans les deux cas, Donovan regarde par la fenêtre et constate la répétition d’un motif : des jeunes font le mur. Dans la première situation, l’issue est évidemment malheureuse. Dans la seconde, alors que les jeunes font simplement le mur dans une arrière cours, peut être en s’amusant, le personnage de Donovan, au lieu de sourire et de se réjouir, baisse la tête et s’enferme dans une sombre mine, se rappelant de la première situation. Il n’y a pas d’amélioration, ou simplement une amélioration en surface, sur l’écran. Le passé demeure inscrit de manière indélébile, et nous faisons du surplace, coincé dans un train qui avance aux grés des rails. C’est un appareillage de modernité, de civilisation est de progrès, mais c’est aussi l’idée d’un déterminisme, d’une route déjà toute tracée. Certes, le train est en mouvement, mais au-delà de l’image animée à travers la fenêtre du wagon, le plan est fixe et rien ne bouge. Le train avance, comme l’Histoire, et Donovan n’est que spectateur de ce temps qui passe. L’écran de cinéma devient un miroir parfait dans lequel le spectateur se reflète. En se penchant un peu plus dans le reflet de notre monde, on comprend que l’Histoire avance mais se répète, inlassablement.

Il s’agit peut-être de la plus belle utilisation de «l’objet-train» dans un film depuis le Grand Master de Wong Kar Wai (et d’ailleurs sensiblement la même utilisation). C’est à la fois l’origine célèbre du cinéma (L’arrivée du train en gare de la Ciotat des frères Lumières, première balise identifiable du spectateur cinéphile, le kilomètre zéro des fétichiste de l’image) mais également une parfaite allégorie du temps qui passe.

Ce retour à la vieil forme, cet absence de style tapageur, c’est peut être la mise-en-scène la plus pure que l’on puisse rencontrer actuellement au cinéma. Alors que chez certain (beaucoup, dirons-nous) il y a d’abord une idée du style, dans le Pont aux espions, le style c’est d’abord l’idée.



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Bridge of Spies: IMDB
Date de sortie: 2 Décembre 2015 (2h 12min) 
De  
Avec Tom HanksMark RylanceScott Shepherd 
Synopsis et détails :
James Donovan, un avocat de Brooklyn se retrouve plongé au cœur de la guerre froide lorsque la CIA l’envoie accomplir une mission presque impossible : négocier la libération du pilote d’un avion espion américain U-2 qui a été capturé.