Detroit, de Kathryn Bigelow, débute sur une séquence extrêmement didactique, rappelant l'histoire des grandes migrations entre l'Afrique et l'Amérique du Nord sous la forme d'un petit court-métrage d'animation aux graphismes un peu primitifs, presque enfantin.
Plus tard dans le film, tandis que la garde nationale investi les rues à grand renfort de soldats et de chars d'assaut, une petit fille regarde tranquillement, chez elle, un dessin animé à la télévision. Curieuse, elle s'approche de la fenêtre, soulève le rideau et observe le défilé militaire qui a lieu un peu plus bas. Quelques secondes plus tard, le temps d'un raccord alarmiste, la fenêtre est pulvérisée dans une déflagration sonore extraordinaire, aussi extraordinaire qu'épouvantable.
Ce retour du dessin animé, sous la forme d'un rappel d'images contenu dans l'objet télévision, associé à la fenêtre, c'est en partie le projet du film qui s'explicite à un moment où, justement, le scénario bascule et le rythme s'emballe.
On a souvent dit, entre autre, que le cinéma est une fenêtre ouverte sur le monde, et c'est exactement la fonction que réactive Kathryn Bigelow, ici, dans cette séquence, pour son film.
Ce petit dessin animé, en préambule, surprenant, écarte tout de suite le préjugé de la question raciale et puis, surtout, de la légitimité d'en témoigner. On comprend rapidement que, peu importe la couleur de peau, ce qui compte, au final, c'est la culture, la connaissance de sa propre histoire. Ce qu'il faut, pour guérir une société aussi pourrie qu'elle soit, c'est de l'éducation, du savoir. C'est la condition sinéquanon pour s'élever, en opposition au libéralisme, à cette société de tour dorée, où les blancs sont souvent riches et rois tandis que les afro-américains et les porto-ricains s'entassent dans les suburbs et la pauvreté.
Peut être qu'en s'adressant d'abord au peuple américain sur ce ton, de façon presque infantile, la cinéaste rappel la fonction fondamentale de son cinéma, plus largement du Cinéma, à savoir être l'outil, le vecteur de ce savoir à l'audience la plus large possible. C'est une adresse direct à un public plutôt friand, ces temps-ci, de super héros de pacotilles, de culte fasciste à peine déguisé, où l'on prône encore le culte du surhomme, avec tous les soucis de white wahsing que cela ait pu entraîner jursu'à encore récemment, le casting de John Boyega étant exemplaire de ce problème bien actuel dans la mentalité du spectateurs américains moyen puisqu'il a joué, bien gré, mal gré, ce rôle d'ouverture, de présence de l'acteur noir au cœur d'un film (le nouveau Starwars façon JJ Abrhams) où les héros dont un noir et une femme en opposition à un jeune blanc qui a viré du côté obscur de la force.
Pour en revenir à Detroit, et à cette courte analogie entre l'introduction animée, didactique du film, ce que l'on peut dire de son rappel dans le film (la télévision de la fillette, diffusant un dessin animée, Daffy Duck les armes à la mains, déguisé en cowboy il me semble) c'est qu'en regard de la scène, quand on se rend compte de ce qu'il arrive à la fillette ayant regardé par la fenêtre, cela en dit long sur le chemin de croix du film, sur ce qu'il entreprend à ce moment précis, et qui ne nous lâchera que deux heures plus tard, après l'enfer de l'interminable séquence de l'Algiers Motel et surtout son épilogue, faussé et faussaire, déjouant l'attente du spectateur, habitué à la résolution d'une intrigue, à un rééquilibrage des forces, à une certaine paix, une oisiveté pourrait-on dire dans ce qu'il ne considère n'être qu'un loisir: regarder un film.
Le film, superbement écrit, nous fait passer avec élégance d'un petit drame (la descente dans un troquet, illégitime ou pas, la question doit se poser), véritable film dans le film, avec ses acteurs principaux, son intrigue et qui va évoluer très vite vers les premiers signe véritable de l'émeute, d'abord par quelques protestations ponctuelles, puis rapidement vers l'embrasement total du quartier et l'apparition de la garde armée. Notons au passage que, lorsque l'image change de format, contrairement à d'autres films qui lui sont contemporain, suivez mon regard, cela veut vraiment dire quelque chose: il s'agit d'un basculement dans le régime d'image, d'archives réelles, de témoignage "en direct" que le film va inclure dans sa progression naturellement. Il n'y a aucun tentative de tromper son spectateur: la démarche est claire et prévenante, le film devenant une illustration ludiques de ces images-là et non l'inverse.
Parmi la multitude de passages marquant, il y a cette autre moment, une fois encore silencieusement subversif, à la fois tranquille et en même temps très difficile, où le père de la dernière victime de l'Algiers Motel doit se confronter au cadavre de son fils, à la morgue, comme c'est coutume de le faire pour identifier définitivement la victime. Cette courte scène, entièrement construite sur un champ/contre-champs, voit la médecin légiste (dont la physionomie rappel beaucoup celle de la réalisatrice, et ce n'est pas rien) s'adresser au père de la victime, d'abord sur un ton fraternel, échangeant sur le fait d'être parents, avant de revenir strictement à la réalité du moment: allons voir le cadavre du fils. Toute cette scène se déroule sur un banc de couloir tandis qu'une infirmière entre et s'approche du cadre, en passant. Contre-champ: la même infirmière continue son chemin jusqu'au bout de couloir et sort. Ce laps de temps, cette parenthèse "en passant", qui pourtant ne semble rien apporter au film d'un point de vue strictement constructif, pour le récit (le film pourrait se passer de cette scène sans nuire à sa compréhension globale), cette scène, donc, vaut surtout pour ce qu'elle énonce: il faut aller voir ses morts en face. Cette confrontation avec le réel, ce retour à la "réalité" de la situation, c'est ce que le film a travaillé deux-heure durant, c'est à dire la nécessite de regarder en face le crime, d'en faire le récit, d'en faire vivre le souvenir. Subrepticement, par le biais d'un des plus vieux procédé cinématographique au monde, identifiable tout de suite, se révèle donc le projet du film tout entier: il faut faire face, ne pas fermer les yeux face à l'horreur, comprendre, chercher la vérité dans l'évènement, passer d'un statut passif (subir, être victime, spectateur d'un évènement) à quelque chose de plus pro-actif: rendre compte, continuer à faire vivre cette mémoire de l'évènement, de cette tragédie, la faire sortir du silence, de la douleur, de l'oubli.
Détroit ne propose aucune résolution "classique" au récit, ne conclut pas les évènements de l'Algiers Motel comme le spectateur lambda attend qu'ils le soient, c'est à dire avec une forme de justice, une rétribution qui échangerait la douloureuse évocation d'une réalité pour un peu de fiction, d'apaisement artificielle, complètement mercantile. A la fin de Détroit, une il y a une sorte de parodie de film de procès, comme l'américain moyen , friand de ce genre, aime à les regarder. Mais malgré les nombreux retour au tribunal, les tentatives de condamnations, le suspens qui en ressort à chaque énoncé de verdict, le film montre que rien n'a été fait pour corriger la tragédie, pour rendre compte légitimement de cet évènement.
Le film se conclut sur le destin brisé de Larry Reeds, devenu chanteur de choral dans une église, chantant justement une prière (triste rappel de la prière chantée dans l'Algiers Motel), un gospel dont les paroles sont confondante de simplicité. Le cadre, proche, en très gros plan, avec ce style "reportage" si caractéristique de la metteur en scène, film le chanteur de trois quart dos, puis semble le perdre avec un problème de mise au point, dans le flou, avant de le retrouver. Il faut même faire appel au montage, le temps d'un insert sur le pianiste, pour mieux revenir à lui, en changeant l'angle, de face, toujours aussi pointé sur son visage, mais avec la distance de ses choristes. Le cadre semble l'avoir enfin saisi. C'est là tout l'art de la cinéaste, cherchant son sujet, modelant la forme (en écho à l'esthétique du préambule animé), essayant plusieurs choses, parvenant ainsi à saisir une espèce de vérité dans son cadre.
Finalement, et dans son absence de résolution, c'est une forme de vérité absolu auquel le film essaye de coller (comme en témoigne le carton final en faisant allusion au travail de recherche ainsi qu'au statu de "reconstitution" du film). Malgré, donc, l'absence de condamnation et ce sentiment d'injustice, le fait d'avoir réactivé l'évènement, de l'avoir raconté, d'avoir ouvert une fenêtre sur cette histoire, de nous en avoir fait les témoins impuissant, tout cela apaise un peu la douleur, permet de redonner une voix à ceux qui l'ont perdu, littéralement. En ramenant les évènements de l'Algiers Motel au premier plan, sans avoir à travestir la réalité, Bigelow réussi cet incroyable tour de force d’exorciser la société américaine contemporaine. On a la rage, c'est clair, à la fin du film. Et c'est exactement le but que le film s'était fixé: réveiller les plus endormi d'entre nous, leur faire prendre conscience. Avec cette rage, en quittant la salle, nous ne sommes plus tout a fait spectateur. Quelque chose dans les lignes a bougé, même si c'est purement intellectuel, mais on a l'impression que, pour une fois, être allé au cinéma nous a rendu un peu plus maître de nous-même. C'est comme si le film nous avait pris et nous avait rendu comme acteur de notre propre monde.
Ultime twist: le morceau final du groupe The Roots, "It ain't fair" (ce n'est pas juste), véritable émulation de la musique d'alors (dont l'élégance,dans le film, est constamment opposé à la bêtise) finit par offrir un refrain rappé, bon gros son hip hop du vingt-et-unième siècle, venant nous gratter un peu et nous rappeler que cette chanson, sous ses airs de vieux refrains, dramatiquement, est bien une chanson d'aujourd'hui et de maintenant.
DETROIT: Imdb
Interdit aux moins de 12 ans
Été 1967. Les
États-Unis connaissent une vague d’émeutes sans précédent. La guerre du
Vietnam, vécue comme une intervention néocoloniale, et la ségrégation
raciale nourrissent la contestation.
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